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La Terre n’est pas à nous

Dans son livre Testament, publié en 1994, l'abbé Pierre dédie un chapitre à la Terre, cette “Terre qui n’est pas à nous” mais dont il faut prendre soins. Loin d’être précurseur dans le secteur de l’écologie - il l’avoue lui-même dans le texte -, l’abbé Pierre nous transmet cependant son message, appelant l’humanité à préserver, stopper et inverser les dommages fait à la Terre. Presque 30 ans plus tard, ce message est toujours d’actualité et source d’inspiration tant nous nous enfonçons un peu plus dans un désastre écologique.

Chapitre 20 : La Terre n’est pas à nous

     "Il faut parfois laisser faire la nature. Et il est bon d'écouter la Terre. Certes, ses façons sont rudes, mais c'est un pédagogue irremplaçable.

     Au rythme des saisons, des périodes de sommeil et de fécondité, la Terre est fidèle. Elle tient généralement ses promesses pour ceux qui non seulement travaillent, mais savent prévoir et ensemble se prémunir. Si elle peut être chiche, son avarice elle-même devient leçon car elle ridiculise les approches individualistes et comble ceux qui ont su, à grande échelle, organiser coopération et réserves.
Ses caprices, qui peuvent être terribles et faire vivre aux hommes d'affreuses tragédies, soulignent cette leçon rigoureuse, répétant que ľ'homme ne survit et ne s'accomplit qu'en étant solidaire. Oui, la Terre est école de sagesse.

     Ils devraient, ces caprices, nous rappeler avec quelle folie nous dilapidons les moyens dont la science nous permet de disposer : avec ces moyens, nous pourrions prévoir les tremblements de terre, bâtir partout où c'est nécessaire des immeubles résistant aux séismes, faire de I‘Everest un fantastique château d'eau, créer des barrages sur le Gange er le Brahmapoutre, protégeant ainsi le Bangladesh des inondations, et fournissant simultanément l'énergie électrique à tout le continent indien.
L'homme a besoin de la nature, même lorsque, par choix ou par contrainte, il vit au cœur des villes. Sous la troisième République, l'abbé Lemire, un député que l’on qualifierait aujourd'hui de « gauchiste », avait lancé la mode des « jardins ouvriers », espaces cultivables autour des agglomérations, où chaque famille, à ses heures  de temps libre, entretenait un petit potager. Dans certaines banlieues, on voit encore ces parcelles sagement alignées. Il y en a près d'ici, dans le pays de Caux.. . Ce serait peut-être une formule à ressusciter, en l'adaptant.

     Observer, savoir planter ou ensemencer, entrer dans le rythme des saisons et mettre très tôt les enfants au contact de la nature qui leur enseigne le respect de la vie, tout cela est essentiel à l'équilibre humain.
Devant le fruit, devant le grain de blé, l’attitude qui, chez nous, prévaut généralement, c’est de le consommer tout de suite. Il faut avoir vu, parmi les peuples qui connaissent la faim, comment le chef de famille veille - avec férocité presque - à réserver ce qư'il faut pour  les semences. C'est d'ailleurs une des questions qui me hantent quand on nous montre des images de la Somalie ou du Soudan : qu'on envoie de l’aide, bravo ! Mais que prévoit-on pour les prochaines semailles ? Personne ne nous le dit. Les Somaliens, déplacés massivement, ne savent pas où sera leur terre demain, où ils auront le droit de faire un trou pour mettre un grain. La patrie, c'est avant tout la terre où semer.
Que sont ces camps que l'on dit « d'accueil » ? Les images qu'on nous en montre présentent de vagues campements au milieu d'un territoire stérile. Ces camps sont des lieux de concentration et de rejet. Comment ceux qui y vivent peuvent-ils ne pas être acculés au désespoir ? Réclamons qu'ils soient associés à la réflexion qui permettra de redonner à chaque famille, à chaque ethnie, la terre sur laquelle, par un acte de crédit à la nature, elles retrouveront à la prochaine mousson le geste sacré du semeur.

     Certains d'entre nous se souviennent encore avoir été grondés lorsque, enfants chahuteurs, ils prenaient de la mie de pain pour en faire une boulette si amusante à lancer. Il était très important alors que le père ou la mère se fâche pour dire : « Le pain doit être respecté parce qu'il y a trop de gens, tout près de nous et loin de nous, qui en manquent. » Oui, c'est important que les gosses d'aujourd’hui aient conscience du caractère sacré de ce qui est nécessaire å tous, mais qui n'appartient à personne.

     La Terre n'est pas à nous. Cette notion, fondamentale, est rappelée par les écologistes. En laissant de côté tous les phénomènes parasites, je considère que cette attention nouvelle à l'environnement est un événement capital pour l'histoire de l'humanité. Dorénavant, nous porterons un autre regard sur les activités humaines. Jusqu'alors on exploitait la Terre comme on presse une éponge, sans aucune limite, avec une obsession : aller plus vite que le voisin pour être vainqueur au jeu de la concurrence. Le désastre, déjà très engagé, était assuré.
Dieu merci, les hommes ont compris qu'il fallait cesser ce mode d'exploitation sans frein, qu'il fallait cesser aussi de produire sans prendre garde aux effets catastrophiques de la pollution.
Au cours des millénaires, l'humanité s'est développée en détruisant la forêt. Elle l’a fait - et continue à le faire - sans précaution : regardez ce qui se passe en Amazonie ! Heureusement, on voit aujourd'hui des pays du Sahel, comme le Burkina Faso, engager de grandes campagnes de reforestation.
Conscients du dommage causé à ce qu'on appelle aujourd'hui l’environnement, conscients que nous sommes en train de scier la branche sur laquelle nous sommes assis, nous devons, sans plus tarder, trouver les solutions et les mettre en œuvre.

     Il n'y a pas de réponse unique. Il faut faire jouer les compétences. J'ai confiance en l'ingéniosité humaine. Au lieu de détruire des milliers d'hectares de forêt sans lesquels la Terre viendrait à manquer d'oxygène et d'eau, sachons inventer les moyens de nous chauffer et de nous nourrir sans blesser davantage la nature. Au lieu d'apporter aux peuples qui ont faim des cargaisons de denrées qui trop souvent périssent avant d'être distribuées, sachons leur offrir des semences adaptées à leur sol et des engrais qui ne soient pas agents de pollution. Et, puisque la chimie permet de fabriquer des matières totalement nouvelles, susceptibles, en s'ajoutant aux fruits de la nature, de répondre aux besoins d'une humanité de plus en plus nombreuse, faisons de ces recherches une priorité !"

     Les urbanistes devraient écouter les leçons de la nature. Moi-même, en 1954, je n’ai pas su le faire. J'étais tellement pressé par la nécessité de donner une clé à toutes les familles sans logis que quelques-unes de ces « cités d'urgence » ont été bâties en hâte sur des décharges à peine tassées, seuls terrains que certaines municipalités avaient bien voulu nous concéder. Les immeubles, rapidement, se sont fissurés, et c'était si bruyant qu'aucune intimité n'était possible. (Heureusement, la grande majorité des bâtiments a tenu bon et quarante mille familles ont pu s'y loger.)
Je porte la responsabilité d'un autre défaut de ces cités. Pressé par les supplications de tous ces jeunes ménages, je n'ai pas su imposer aux architectes les espaces verts et les aires de jeux indispensables...Oh, je ne parle pas de ces pelouses impeccablement tondues, mais de prairies ou les gosses auraient pu jouer sans se faire attraper par le gardien de la HLM.

     En quarante années, j'en suis heureux, les chantiers ont succédé aux chantiers, des quartiers nouveaux ont surgi partout. Mais lorsqu'il m'arrive de les traverser, je ne peux pas m'empêcher de me demander : quelle âme habite la ville ?

 

La Terre n’est pas à nous